Gatineau s'est réchauffée. Elle se réchauffera encore davantage au cours
des prochaines décennies selon toutes les prévisions climatiques. Le
réchauffement a eu et aura de profondes conséquences sur la biodiversité.
Dominique Berteaux et ses collaborateurs ont publié cet hiver un livre
extraordinaire sur le sujet:
Il n'est pas question de libellules dans ce livre, ni d'aucun autre
invertébré puisque nous ne disposons pas de jeux de données suffisants au
Québec pour modéliser leur distribution en fonction des changements
climatiques.
En Europe, par contre on dispose de beaucoup plus de données sur les
libellules. Elles y ont donc été très utilisées tant qu'organisme-modèle pour
mesurer et modéliser les impacts des changements climatiques. La majorité
d'entre elles semble se tirer assez bien d'affaire. Pourquoi? Les 2 facteurs
suivants résument le fruit de mes lectures:
1) Les libellules aiment la chaleur et
2) Elles ont un bon pouvoir de dispersion.
Je réfère les lecteurs intéressés à l'article de synthèse
de Hassal et Thompson (2008).
Je fais ici un petit tour de la littérature afin d'explorer des questions
que je me suis posées lors de ma dernière saison d'inventaire. Toutes les références sont à la fin.
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Quel est l'impact du réchauffement climatique sur
l'aire de répartition des libellules?
•
En Grande-Bretagne: le shift
des distributions vers le pôle est en moyenne de 74 km entre 1960 et 1995, ou
un shift annuel de 2.1 km (Hickling et al, 2005). Ceci est proche de la limite
supérieure de capacité de dispersion par les Zygoptères les mieux étudiés
(Hassal et Thompson, 2008).
•
En Scandinavie, le taux
d'expansion vers le pôle est encore plus rapide pour certaines espèces au
courant de la dernière décennie: 88 km par an pour Anax imperator, 29 km par an pour Aeshna mixta, 15 km par an pour Sympecma
fusca, une petite demoiselle (références dans Flenner et Sahlen, 2008).
•
En Ontario, une équipe a tenté
d'évaluer le taux d'expansion, mais n'y est pas parvenu a cause de
l'insuffisance des données disponibles (Beatty et al. 2010).
•
Au Québec, je ne pense pas que
nous disposions de plus d'information qu'en Ontario. Nous avons particulièrement
peu de données provenant du nord du Québec (Savard, 2011), ce qui selon moi
exclue pour l'instant la possibilité d'un exercice de modélisation tel que ceux
cités plus haut.
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Au Québec, le réchauffement climatique se traduit
surtout par des printemps de plus en plus hâtifs. Un avancement dans la
phénologie printanière a été observé au Québec pour plusieurs espèces parmi les
plantes, les oiseaux et les amphibiens (Berteaux et al. 2014). À ma
connaissance, un tel avancement n'a pas été démontré pour les libellules du
Québec ni du reste de l'Amérique, probablement faute de données échelonnées sur
de longues périodes.
En Europe par contre, la disponibilité des données
a rendu possible quelques études:
Une équipe a démontré, en Grande-Bretagne, un avancement de la phénologie printanière de l'ordre de 1,5 jour/décennie pour les libellules printanières, ou 3,08 jour par degré d'augmentation de température, entre 1960 et nos jours (Hassall et al. 2007).
Une équipe aux Pays-Bas a démontré qu'il y avait un avancement de la phénologie printanière chez les odonates néerlandais (37 espèces). Cet effet était même mesurable sur une période couvrant les 10 dernières années seulement (Dingemanse et Kalman, 2008).
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Au niveau des Odonates, il semblerait qu'à l'échelle planétaire, environ
10% des odonates soient menacés d'extinction. Cette proportion est parmi les
plus faibles dans les groupes taxonomiques étudiés jusqu'à présent (Clausnitzer
et al., 2009).
Certaines espèces pourraient disparaître si leur
niche écologique disparait. Les libellules de distribution arctique,
subartique ou boréale pourraient voir leur aire de distribution rétrécir, voire
disparaître. Au Québec, si j'en crois les cartes de distribution publiées par
Paulson (2011), nous aurions au moins une espèce de libellule à distribution
arctique (l'Aeschne septentrionale, Aeshna
septentrionalis), environ 5 espèces à distribution subarctique et une
quinzaine d'espèces à distribution boréale. Ces libellules représentent environ
15% de l'odonatofaune québecoise actuelle.
Actuellement, les odonates trouvent des habitats appropriés
plus au nord, dans les limites de leur pouvoir de dispersion et se montrent
donc résistantes à l'extinction. Le plus grand problème qu'elles pourraient
rencontrer est celui de la fragmentation des habitats, qui rend les habitats
inutilisables et impropres aux mouvements de population (Hassal et Thompson,
2008).
De manière générale, les espèces les plus
vulnérables à l'extinction sont celles:
•
qui dépendent d'un habitat ou
d'une source d'alimentation très spécifique
•
dont l'écosystème est isolé
•
qui ont une faible capacité de
dispersion,
•
qui sont sensibles à une
hydropériode particulière et
•
qui sont déjà vulnérables
(maladie, pollution, etc) (Peres-Neto et al. 2013).
Chez les libellules, les espèces qui me semblent
correspondre le mieux à ces critères de vulnérabilité sont celles trouvées dans
les tourbières, les étangs vernaux ou les rivières.
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Dans notre région, la grande majorité des
libellules ont une distribution "périphérique nord", c'est-à-dire que
leur aire de répartition est centrée au États-Unis et ne fait que frôler le sud
du Québec en sa frange nord. Ces espèces, ainsi que toutes celles qui ne
pénètrent pas encore au Québec, mais tout juste, pourraient être favorisées par
le réchauffement climatique (Berteaux et al. 2014).
Depuis quelques années, on assiste à l'entrée au
sud du Québec d'espèces de libellules à distribution périphérique nord qui n'y
avaient jamais été rapportées. [OK, c'est possible qu'elles y étaient déjà avant et qu'elles n'aient pas été rapportées plus tôt faute d'un effort d'inventaire suffisant, voir le commentaire d'Alain Mochon au sujet de la Courtisane d'Amérique et de l'Aeschne des nénuphars à la fin du texte!] Par exemple:
• L'Agrion à longs cerques (Enallagma anna), à St-Lazare en
Montérégie (M. Dennis, 2012 sur son blogue quebecodes.wordpress.com)
• La Courtisane d'Amérique (Hetaerina
americana), au parc national de la Yamaska en Montérégie (Mochon, 2011)
• La Pachydiplax (Pachydiplax
longipennis) à Saint-Joachim-de-Shefford, en Montérégie (Mochon, 2012)
•
La Périthème délicate (Perithemis
tenera) à Granby en Montérégie (Bernard, 2010)
• L'Aeshne des nénuphars (Rhionaeshna
mutata) au parc national du Mont-St-Bruno en Montérégie (Mochon, 2013)
Utilisant les distributions spatiales de Paulson
(2011), on compte au moins 25 espèces de libellules dont la limite nord de
répartition se situe au sud de l'Ontario. Ces espèces pourraient fort bien se
retrouver en Outaouais d'ici quelques décennies.
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L'arrivée
de nouvelles espèces a-t-elle un impact sur les communautés locales d'odonates?
Le réchauffement a des effets directs et indirects
sur les espèces et les communautés. Comme l'écologie des invertébrés est très
peu connue, il est difficile de prévoir les conséquences. Quelques études se
sont intéressées à cette question complexe, dont celles-ci, toutes faites en
Europe, que j'ai trouvées particulièrement intéressantes:
Une équipe Suisse a modélisé les effets potentiels du réchauffement climatique sur des écosystèmes aquatiques complexes en utilisant, comme modèle, 5 groupes taxonomiques, dont les odonates, dans 113 étangs-test. Elle anticipe que le réchauffement climatique entraînera une augmentation de la biodiversité dans les étangs de régions tempérées, particulièrement en montagne (Rosset, Lehmann et Oertli, 2010), ce qui rejoint l'analyse de Berteaux et al (2014) pour le Québec. La même équipe a identifié, en utilisant leurs préférences thermiques, les espèces potentiellement avantagées et celles qui risquent de disparaître dans une situation de réchauffement climatique. Chez les Odonates, environ 33% des espèces faisaient partie des "perdantes" et 63%, des "gagnantes" (Rosset et Oertli, 2011).
Une équipe britannique a étudié, en aquarium, les interactions entre une libellule boréale et autre d'origine africaine en expansion vers le nord. En situation de réchauffement, la libellule africaine se développait 3,5x plus rapidement que la libellule boréale! En milieu naturel, les auteurs émettent l'hypothèse que l'arrivée d'espèces "expansionnistes" pourrait contribuer au déclin des espèces boréales. Cet effet s'ajoute à l'urbanisation et à la perte d'habitat, ce qui rend les études en milieu naturel complexes (Suhling et Suhling, 2013).
Une équipe s'est penchée sur les écosystèmes de 34 lacs du nord de la Suède, en zone boréale, inventoriés en 1996, puis en 2006. Ils ont utilisé les libellules comme organisme modèle. Ils ont observé de profonds changements. Certaines espèces, rares auparavant, y ont augmenté alors que d'autres auparavant répandues s'y sont raréfiées. Bien que le nombre total d'espèces soit demeuré le même dans les lacs étudiés, la diversité régionale y a perdu (Flenner et Sahlen, 2008).
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Avons-nous fait des
observations, à Gatineau, qui pourraient s'interpréter en termes de changements
climatiques?
Nous ne disposons pas d'un gros jeu de données. Nous savons que
l'environnement de Gatineau a subi de très nombreux changements en plus des
changements climatiques. Amusons-nous tout de même à observer nos données actuelles en terme de climat:
En 2012, nous avons enregistré la présence de 4 nouvelles espèces à Gatineau, toutes (100%) étant des espèces de distribution périphérique nord notoirement en expansion vers le pôle.
Actuellement, la liste des espèces de libellules trouvées à Gatineau compte 25 espèces, sur un total d'environ 100, que nous n'avons pas revues depuis le début du siècle passé. Parmi ces 25 espèces non-confirmées, on compte 11 espèces à distribution boréale (44%). En comparaison, on ne compte qu'une espèce à distribution boréale parmi les 75 espèces confirmées à Gatineau (1,3%). Ça ne prouve rien, mais ça fait réfléchir...
Une autre observation d'intérêt que nous avons faite ici, à Gatineau, est celle d'une population locale hivernante d'Anax précoce (Anax junius). Il s'agit d'une première mention pour le Québec et de la mention la plus nordique rapportée pour cette espèce jusqu'à présent (revue dans Savard, 2014 et May, 2013). Savard (2014) estime que l'hivernage d'Anax au sud du Québec est actuellement rare et augmentera avec le réchauffement; il sera intéressant de vérifier cette hypothèse.
Références
Beatty, C.D., S. Fraser,
F. Perez-Jvostov et T.N. Sherratt, 2010. Dragonfly and Damselfly (Insecta,
Odonata) distributions in Ontario, Canada: Investigating the influence of
climate change. BioRisk 5: 225-241.
Bernard, R.S. 2010. Découverte de Perithemis tenera (Say, 1839) (Odonata : Libellulidae), une nouvelle libellule pour le Québec. Le naturaliste Canadien 134(1) : 23-24.
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Berteaux D., Casajus N., de Blois S. 2014. Changements
climatiques et biodiversité du Québec : vers un nouveau patrimoine naturel. Presses
de l'Université du Québec, Québec, Canada. 202 pages.
Clausnitzer, V. et al., 2009. Odonata enter the biodiversity crisis debate:
the first global assessment of an insect group. Biological Conservation Vol 142
(8). pages 1864-1869.
Flenner, I. et G. Sahlen,
2008. Dragonfly community reorganisation in boreal forest lakes: rapid species
turnover driven by climate change? Insect Conservation and Diversity 1(3):
169-179.
Hassal, C. et C. Thompson, 2008. The effects of environmental warming on
Odonata: a review. International Journal of Odonatology 11 (2): 131-153.
Hickling, R., D.B. Roy,
J.K. Hill et C.D. Thomas, 2005. A northward shift of range margins in British
Odonata. Global Change Biology 11:502-506.
Suhling, I et F. Suhling, 2013. Thermal adaptation affects interactions
between a range expanding and a native odonate species. Freshwater Biology 58,
p. 705–714.
May M.L., 2013. A critical overview of progress in
studies of migration of dragonflies (Odonata : Anisoptera), with emphasis on
North America. Journal of Insect Conservation, 17 : 1-15.
Mochon, A. 2011. Découverte de la courtisane
d'Amérique (Hetaerina americana), odonate, au Québec. Le Naturaliste canadien
135 no2, p.34-37.
Mochon,
A., 2012. Découverte de la libellule pachydiplax au Québec durant l’inventaire
de l’odonatofaune du ruisseau Castagne en Montérégie. Le Naturaliste canadien,
Volume 136, numéro 3,
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Mochon, A. 2013. Découverte de l'Aeschne des nénuphars au lac des
Atocas: une première au Québec. Bulletin de conservation 2012-2013, Parc
Québec.
Paulson, D. 2011. Dragonflies and damselflies of
the east. Princeton University Press. 538 pages.
Peres-Neto P., Bolduc F., Lee W.-S., Pandit S., Samson J., Simard A., 2013. Développement d’un cadre méthodologique et d’échantillonnage pour le suivi de la biodiversité en fonction des changements climatiques. Rapport Ouranos.
Rosset,
V. et B. Oertli, 2011. Freshwater biodiversity under climate warming pressure:
Identifying the winners and losers in temperate standing waterbodies.
Biological Conservation,Volume 144, Issue 9, Pages 2311–2319.
Rosset,
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Volume
16, Issue 8, pages 2376–2387.
Savard, M., 2014. L’anax précoce au Québec : une libellule migratrice. Le
Naturaliste canadien, 138(1): 20-31.
Savard, M., 2011. Atlas préliminaire des libellules du Québec (Odonata). Initiative pour un atlas des libellules du Québec avec le soutien d'Entomofaune du Québec (EQ), Saguenay, Québec. 53 pages.
Savard, M., 2011. Atlas préliminaire des libellules du Québec (Odonata). Initiative pour un atlas des libellules du Québec avec le soutien d'Entomofaune du Québec (EQ), Saguenay, Québec. 53 pages.
L'arrivée de nouvelles espèces de libellules correspond à une période d'effort d'inventaire qui s'est accru.
RépondreSupprimerJe ne crois pas pour l'instant que la courtisane d'Amérique et l'Aeschne des nénuphars soient des cas d'introduction récents. Alain Mochon.
Merci pour la précision, Alain. À ma connaissance, ces 2 belles espèces n'ont pas encore été vues dans les environs d'Ottawa-Gatineau- ce qui ne veut pas dire qu'elle n'y sont pas, on s'entend. Il y a plusieurs observateurs motivés dans le coin, surtout du côté Ontarien avec le Ottawa Field Naturalist´ Club. On garde l'oeil ouvert! Vos découvertes en Montérégie sont super inspirantes, merci de les partager avec nous.
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